(ou la banque, la juge, le patron et
le trader - version 1)
La révision du procès Kerviel nous
montre à quel point la société française s'est transformée,
comment les valeurs qui régissaient le vivre-ensemble jusqu'il y a
quelques années, quelques décennies (avant Giscard ?) ont été
bafouées et jetées aux oubliettes, comment une fracture s'est
solidement ancrée entre les populations, comment une autre ère,
celle de l'injustice sociale s'est ouverte et généralisée.
Ce procès et la révision qui le
suivit furent une mascarade pendant laquelle la juge, Mireille
Filippini, a joué un rôle de maîtresse d'école (de cour... de
récré) où elle a invectivé à longueur de temps l'avocat de la
Défense, malmené Jérôme Kerviel. Soit. Elle a choisi son rôle.
Mais pourquoi s'auto-proclamer trader et se placer au niveau de JK ?
N'aurait-elle pas dû se placer au niveau d'un directeur de banque,
avoir du recul par rapport à l'activité de trading, donner le cap
et regarder l'étendue des responsabilités qui incombe à pareil
poste ? Non, la Juge a choisi de voir par les yeux de Kerviel, non
par les yeux du système défaillant de la banque, de voir par les
yeux de l'individu, non par l'organisation.
Si le second verdict confirme la
condamnation de la première instance de JK, le voile sera levé et
la réussite du Patronat français ne pourra plus être cachée. Les
salariés n'auront plus qu'à trembler.
Car qu'est-ce que signifiera la
condamnation de Kerviel ?
1) Le salarié est plus responsable
que le patron
Cette condamnation va en premier lieu
désigner coupable un salarié qui agissait au nom de l'entreprise
sans que son Patron ne soit inquiété. Autrement dit, la Justice
reconnaîtra pleinement la faute d'un salarié qui ne touchait aucun
profit de son travail.
Kerviel a sans doute fait du zèle,
mais il y avait des contrôles, et plus de 70 alertes sur ses
positions ont pas été émises par des régulateurs et autres
partenaires financiers. La hiérarchie n'a soit disant rien vu.
N'était-ce pourtant pas de son ressort de mettre en place des
systèmes de contrôle efficients et performants ?
La réponse de la Justice fut
effrayante en première instance : la Société Générale a été
condamnée à 4 millions d'euros (seulement !) pour manque de
contrôle sur ses activités de trading. Traduction : la banque n'est
pas (ou à peine) responsable.
En interne, la Soc Gen a viré le
supérieur de JK pour incompétence professionnelle (pratique : on se débarrasse du maillon entre JK et la haute hiérarchie) et Daniel
Bouton, l'ancien Directeur, a été prié de partir en retraite avec
un joli parachute doré (plus de tête = plus de responsable = on a
lavé du sol au plafond, la Soc Gen est désormais plus blanc que
blanc !).
2) Le salarié est responsable pour
toute une organisation
Cette condamnation montrera également
que la chaîne de responsabilité s'est inversée.
On le sait aujourd'hui, le travail ne
vaut rien. L'ère capitalistique qui cherche à jouer en bourse sur
n'importe quelle valeur (ainsi celles ubuesques de l'air, de la
terre, de l'eau, du CO2...) entraîne un corollaire : la décôte de
toute valeur cotée. Dans ce système où les sièges sont
éjectables, où la vision à court terme l'emporte sur le
Développement Durable de l'entreprise, les patrons ont pris le pli
de suivre coûte que coûte les actionnaires. Un patron aujourd'hui
ne réfléchit pas, il exécute ce qui est décidé au-dessus. Il ne
pense plus la stratégie, ne concocte plus des plans d'actions,
n'imagine rien pour son entreprise. Le capitalisme l'a dé-saisi. Le
patron ne s'emploie plus qu'à une seule chose : faire juter sa
structure. Le patron n'est-il plus qu'un salarié comme les autres ?
Il l'est même moins que les autres,
c'est ce que le procès Kerviel tend à montrer.
Le Conseil d'Administration de la
Banque, voire la Banque Centrale de France, ont officiellement
remercié le Directeur pour son travail. Bouton est reparti avec un
beau chèque. Les mêmes ont par contre désigné Kerviel comme LA
nuisance, comme l'individu devant porter la responsabilité de la
faute d'une organisation. Kerviel était à leurs yeux davantage
responsable qu'un Bouton venu témoigner au procès en bras de
chemise et bronzé par ses voyages de retraité (quels étaient
pourtant leurs salaires annuels respectifs ?).
La Justice s'est révélée alors une
excellente alliée du système puisqu'elle a condamné JK, entérinant
cette inversion de la chaîne de responsabilité.
3) Le salarié est responsable du
travail effectué par d'autres
La condamnation de JK au premier procès
à verser 4,9 milliards d'euros va même plus loin dans le paradoxal.
En 2007, Kerviel engrange 1,7 milliards
d'euros (!) de bénéfices. Cette somme, représentant une part non
négligeable des bénéfices de la Soc Gen, n'est bien sûr pas
crédité sur le compte chèque de Kerviel. Il ne touche évidemment
que son salaire pour son travail de trader.
Malgré cette
réussite, son supérieur hiérarchique N+5 ne le connaît pas (alors
que dire du personnel anonyme des agences, ces N-30 qui arpentent le
terrain ?) confirmant les dysfonctionnements internes : la Soc Gen
est incapable de savoir d'où vient l'argent qui circule en son sein
et de quantifier le fruit du travail de ses traders qui sont peu
nombreux tout en relevant d'une activité ô combien sensible.
En 2008 lorsque
l'affaire éclate, Kerviel est tout à coup connu, désigné et
accusé. Et ses 50 milliards d'euros de positions sont soldées. Ce
n'est pas lui qui vendra les titres, mais un (ou deux, la controverse
est lancée) trader(s) réquisitionné(s) à la demande de la Soc Gen
et de la Banque de France. La Soc Gen a-t-elle profité de la crise
interne pour solder ces positions sur les subprimes ? Ce qui a été
demandé à ce(s) trader(s) est-il vérifiable ? Ses ventes
peuvent-elles être contrôlées, analysées à la minute près ? Je
n'ai pas l'impression que le procès ait porté sur ce point. La
Justice est-elle au clair sur ces opérations ?
En tout cas,
Kerviel n'a plus touché aux 50 milliards d'euros d'actions qu'il a
placé. Gageons que s'il avait vendu lui-même ces actions, il aurait
sans doute évité pareille déconvenue. Et si cela était arrivé
dans une situation normale, dans une banque normale avec des gens
normaux, des patrons responsables et dans une société dont les
valeurs ne se sont amoindries ? La banque aurait accusé le coup
collectivement, de la base au sommet. On aurait enregistré les
pertes, les actionnaires n'auraient pas eu de dividendes et on en
serait resté là.
Ce n'est pas ce
qui s'est passé. A la place, un doigt vengeur (piloté par les
actionnaires ?) a cherché un coupable à tout prix dans
l'organisation. Il en fallait un. Jérôme Kerviel. Celui qui devait
presque 5 milliards.
Et la Justice a
suivit, incriminé JK comme unique responsable de cette perte. Elle
l'oblige aujourd'hui à rembourser à la banque ce montant
pharaonique à l'échelle humaine.
La révision du
procès Kerviel n'a rien changé et je crains qu'elle n'arrive à la
même conclusion qu'au premier procès. Pourquoi ?
Tout
est affaire de valeur et dans notre société ces dernières ne sont
plus ce qu'elles étaient. C'est que le système capitaliste,
l'élite française et le Patronat ont réussi à modifier les
valeurs sur lesquelles repose la République.
Ainsi, le capitaliste - cette
perpétuelle recherche d'argent - est vanté comme le summum de la
création humaine et l'aboutissement de toute société. La société
se définit comme marchande : tout s'achète et tout se vend. Et ceux
qui refuse ce fonctionnement sont des arriérés mentaux (cf. Le
mythe de la Décroissance et ses bougies), peu importe le nombre de
citoyens qu'il laisse vivre dans des conditions précaires, les
inégalités de revenus accrues (de 1 à 400 pour le salaire le plus
élevé) et les
magouilles financières auxquelles se livrent les
nantis.
Ils accuseront toujours les petits porteurs - monsieur et madame
tout-le-monde, selon eux – d'être à l'origine de la spéculation
négative, des fonds de pension, etc.
Au nom de leur contribution à
l'économie, les Patrons sont désormais intouchables, dégagés de
toute responsabilité et non justiciables. Les salariés portent tout,
sont exploités, doivent rendre des comptes et se taire. On le voit
dans l'affaire Kerviel, aux yeux de la Justice, ce sont eux les vrais
responsables des erreurs, des fautes et des échecs des dirigeants.
Si la société est incapable de se
regarder en face, de se remettre en cause (la crise des subprimes le
montre également puisque les politiques ont préféré endetté
massivement les populations plutôt que d'évincer les banquiers
responsables de la crise de leur fonction), la recherche d'un bouc
émissaire est bien plus aisée.
Surtout les puissants ont davantage
raison et se soutiennent entre eux comparé au petit personnel, les
salariés, divisés et soumis à la peur sur leur écran plat, dont
l'avenir se teinte de noir sous prétexte que le travail se fait plus
rare.
Laurence Parisot peut se frotter les
mains, les patrons peuvent continuer à dormir sur leurs deux
oreilles, les banques centrales régulent le taux de chômage et la
Justice est à leur côté pour mâter les salariés. Dans cette
société, les inégalités sociales ne font et ne feront que
croître.
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